Une réflexion sur l'intégration spirituelle au quotidien
Par Alexis Claudel – 1er décembre 2024
Notre travail peut-il être un lieu où notre spiritualité s’incarne, se révèle et devient une voie d’épanouissement de notre être tout entier ? Cet article explore les fondements de notre rapport au réel et aux autres dans une quête de nouveaux repères. Nous examinerons comment certaines orientations spirituelles pourraient ouvrir des voies d’exploration, nous amenant à une meilleure compréhension de nous-mêmes et à une réalisation plus profonde. Ainsi, pourrions-nous dépasser le matérialisme de nos métiers et (re) découvrir le sens de notre vocation ?
Un travail qui fait souffrir
Quel que soit le travail que nous exerçons, qu’il soit manuel ou intellectuel, relationnel ou solitaire, il s’agit toujours d’agir pour réaliser une intention, un projet, un service, une œuvre. Il y a systématiquement un dessein et un cap à atteindre et en principe un désir pour nous mettre en mouvement. Mais il y a aussi face à nous une réalité que l’on ne saurait totalement maîtriser et qui nous fait craindre le chaos : l’autre et ses propres projets, la météo et ses caprices, la matière qui résiste ou se brise. Le travailleur n’a de cesse de chercher l’astuce, le tour de main, la bonne idée qui saura, nous l’espérons, juguler cette entropie fatale. Face à l’inconfort que nous fait vivre ce décalage, la souffrance est inévitable. Comme l’explique Christophe Dejours avec la psychodynamique du travail, nous souffrons de cette tension entre un désir dans lequel nous nous projetons et une réalité qui nous échappe sans cesse1. À l’égard de ce stress, le travailleur cherche à exercer toujours plus loin son savoir-faire, son talent et sa créativité. C’est souvent ce que la société attend de lui et l’exigence qu’il a lui-même introjecté. C’est une source de grande créativité et d’épanouissement possible, un « devenir meilleur artisan » qui s’accomplit. En cela déjà, le travail offre une espérance forte de voir se réaliser de nos talents. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il mettre ses efforts dans une perspective qui fasse sens.
Le travail interroge notre quête de sens
Comme l’a montré le psychiatre autrichien Viktor Frankl, le besoin de sens est fondamental pour l’homme afin de conduire son action2. Sans cela, nous risquons de tomber dans une forme de névrose spirituelle : dépression, addiction en tout genre (y compris au travail) et finalement violence. Ordinairement, quand notre vie professionnelle nous insatisfait, notre réponse est de tenter de fuir dans l’idéal, de combattre ou de faire le mort.
Mais peut-être pouvons-nous chercher dans notre quotidien laborieux une raison d’être qui pourrait éclairer autrement les origines de ce mal-être profond. Est-ce de notre fait ? Est-ce le monde qui déraille ? Les pistes spirituelles sont nombreuses pour tenter de passer la tête au-delà du voile des apparences et oser répondre par nous-mêmes à cette question du sens.
L’Esprit dans la matière
Je propose de définir la spiritualité comme une quête intérieure de sens et d’accomplissement personnel. C’est cheminer à travers nos différents conditionnements vers notre essence divine intérieure. C’est trouver le centre unificateur d’où faire partir nos divers élans créateurs. C’est alors incarner dans la matière notre version unique de ce que l’Esprit universel nous inspire.
Se dessine une voie qui ne tente pas de chercher la vérité ou le salut à l’extérieur, mais qui tourne de façon introspective le regard vers notre monde intérieur. La finalité serait alors de tenter de devenir profondément nous-mêmes, individus uniques et pourtant reliés à toute l’humanité et à toute la création elle-même. Chacun constitue une parcelle d’un tout cohérent que l’on aurait à incarner d’une manière particulière et surtout consciente. S’il apparaît alors difficile d’imaginer que l’on pourrait espérer percer totalement l’insondable secret de la nature créatrice, il est peut-être tout de même envisageable comme l’ont montré Jung et après lui Neumann, de saisir que ce rapport à l’Esprit évolue avec notre maturité3. Notre conscience humaine évolue et avec elle notre conscience du divin. Ainsi en est-il également de notre psyché individuelle. Il existe bien des manières de vivre sa spiritualité, bien des courants et des croyances. Ce qui serait dommage serait de croire ce que d’autres ont cru avant nous, sans jamais avoir vérifié avec attention que ces positions correspondent véritablement à nos propres essence et expérience.
Ainsi, la quête de sens qui nous anime au travail devient une réelle œuvre de transformation intérieure. À l’image de la proposition alchimique : visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée. Il nous est offert de travailler sur nos réalités intérieures pour les réorganiser de manière à trouver notre véritable essence créatrice4.
Une famille intérieure à découvrir
Pour essayer d’être plus concret, j’aimerais poursuivre en partageant les travaux récents du psychologue américain Richard Schwarz5. Il nous invite en effet à considérer que si nous sommes bien des individus uniques et différenciés, nous n’en sommes pas moins des êtres composés de manière naturelle et saine de diverses parts psychiques organisées autour d’un centre unificateur.
En effet, selon l’IFS, nous avons en nous un centre, siège de notre conscience, qui correspond à notre être essentiel et qu’il nomme le Self (une part de nous qui relève plus du Soi jungien que du Self de Winnicott). Cette part est tout amour et bienveillance. Elle correspond à notre essence divine et en ce sens est connectée naturellement à la nature et à la vie tout entière. Mais nous avons également d’autres parts correspondant à des personnages qui se sont constitués depuis notre enfance en réponse aux événements de notre vie. Nous retrouvons là des parts comparables à des archétypes, mais aussi des enfants blessés et les protecteurs qui se sont donné la tâche d’éviter que nous souffrions à nouveau. Certaines parts sont très présentes dans ce que nous nommons ordinairement notre Moi. Elles nous dirigent et parfois se contredisent entre elles. Voilà pourquoi nous sommes parfois ambivalents ou déchirés. Dans ces moments-là, ce n’est plus notre Self qui occupe le siège central de notre conscience. Nous sommes mus par des forces réactionnelles qui nous dépassent. Nous vivons en pleine confusion.
Ainsi parfois, si une situation professionnelle ressemble à une situation déjà rencontrée et ayant eu des conséquences autrefois funestes, alors nos parts protectrices s’activent et nous font agir de telle sorte que l’on se prémunisse du danger supposé. Cela pourrait être bénéfique si ces protecteurs avaient évolué avec nous au fil des années. Or, Schwarz a observé pour toutes les personnes auprès de qui il a travaillé que ce n’est pas toujours le cas. Les protecteurs ont l’âge mental et les réflexes de l’époque où les événements qui ont généré leur apparition se sont produits. Leur intention est louable, mais les moyens employés souvent inadaptés au contexte présent. Elles monopolisent notre énergie et notre Self est dépassé.
Dans son hypothèse thérapeutique, Schwarz propose d’accueillir avec l’amour et la bienveillance naturelle du Self, toutes ces parts afin de leur redonner leurs justes places. Une plus grande capacité à observer le monde avec recul, sagesse et amour nous est alors offerte. Nous pouvons, en conséquence, agir de manière plus juste, en phase à la fois avec notre unicité et notre plus universelle nature.
Travailler pour s’éveiller
Au travail, il est possible de nous exercer à questionner ce qui en nous réagit lors de réunions, à la lecture d’un courriel ou face à un client. Que vient nous dire cette part ? Que cherche-t-elle à nous éviter ou à protéger ? Peut-elle laisser la place à une autre part plus adaptée en la circonstance ? Quelle pourrait être la réponse la plus alignée et authentique que nous pourrions offrir au monde ?
Sur cette base, enfin nous pourrions mieux nous relier aux autres et observer avec bienveillance comment eux aussi agissent parfois à partir de leurs parts protectrices et maladroites. Nous pourrions accepter qu’elles aussi cherchent à maintenir une certaine homéostasie fonctionnelle et leur offrir, depuis notre propre Self, une considération aimante et respectueuse. Nous pourrions alors nous relier dans ce réel concret et observer comment nos intentions se rencontrent, dans certains cas divergent, mais toujours participent de la même adelphité.
Pour conclure, la spiritualité au travail ne se limite pas simplement à la recherche de sens ou d’équilibre personnel ; elle représente une invitation à l’introspection et à la redécouverte de notre essence même. En reconnaissant et en harmonisant les différentes parts de notre psyché, comme le propose Richard Schwarz, nous ouvrons la voie à une expérience professionnelle qui n’est pas seulement productive, mais aussi profondément transformatrice. Elle offre la chance de participer à un voyage spirituel où chaque interaction, chaque tâche, et chaque défi devient une occasion de prendre la responsabilité d’offrir le meilleur de nous-mêmes.
Notes
1 Christophe Dejours est psychiatre, psychanalyste, médecin du travail et ergonome. Il est titulaire de la chaire de psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris. Il est spécialiste de psychodynamique du travail et publier de nombreux ouvrages sur le sujet. Voir M. Alderson, « La psychodynamique du travail : objet, considérations épistémologiques, concepts et prémisses théoriques », Santé mentale au Québec, 29-1 (2004), p. 243–260
2 Voir Viktor Frankl, The will to meaning: foundations and applications of logotherapy, New York, New American Library, 1988 (1ère edition en 1969)
3 C.G. Jung Réponse à Job, Paris, Buchet/Chastel, 1961 (1ère édition en 1952) ; Erich Neumann, Origine et histoire de la conscience, Paris, Imago, 2015 (1ère édition en 1949).
4 La formule V.I.T.R.I.O.L. est l’acronyme de la phrase « Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem » que l’on traduit par « visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée »
5 Dr. Richard Schwarz, thérapeute américain, fondateur de l’Integral Family System (IFS) et auteur de Pourquoi nous sommes essentiellement bons, Éditions quantum Way, 2023.
Alexis Claudel est formateur, coach professionnel et superviseur installé à Lyon en France. Il accompagne depuis 2003 les transitions et les hommes qui les accompagnent. Chercheur de sens depuis son adolescence, il questionne ce qui fait sens au travail, dans la vie, en couple comme dans le rapport à la mort. Il est le concepteur des bilans vocationnels pour aider les personnes en quête de sens à retrouver leur chemin. Actuellement, il développe le référentiel « Haute Valeur Humaine » destiné à valoriser l’humain dans les problématiques de transitions professionnelles et se forme pour accompagner bénévolement les malades en fin de vie.